S’intéresser à une région naturelle s’apparente parfois à la découverte d’un leporello dont les pages auraient pris l’humidité et seraient un peu collées entre elles. Avec prudence, on tente de détacher les bords sans pouvoir empêcher que certaines images ne se désagrègent et se décalquent sur leur vis-à-vis. Le cumul de réalités, étagées sur plusieurs générations, est parfois difficile à déplier. On sent que les frontières, toutes vieilles et approximatives qu’elles soient, sont rarement anodines et maintiennent en elles des disparités historiques qui perdurent. La campagne française ne se traverse décidément pas comme un parc d’attraction à thèmes. À des échelles et des degrés très variables, jouer avec les découpages n’est pas innocent. Un changement de paysage, le franchissement d’une rivière, l’étroitesse d’une vallée ou la hauteur d’un village restent signifiants.
Ces dernières années, j’ai pris trois fois connaissance d’un même dédain géographique qui, concernant la région dans laquelle je suis née, m’impliquait comme à rebours dans des considérations anciennes d’autant plus étonnantes que je n’en avais jusque là jamais entendu parler.
J’apprenais par un étudiant, une enseignante et une journaliste locale que dans les coteaux du Chalonnais jusqu’au Beaujolais, il était commun de dénigrer les Bressans. De manière générale, il valait mieux ne pas traverser la Saône. Ces remarques négligeables, faites par des personnes ignorant mes origines si l’on peut dire et qui se voulaient blagueuses avant tout, me piquaient. La main dans le sac, j’étais embarrassée par ma niaiserie, elle me ramenait au jour où une étudiante des Beaux-Arts, me cherchant dans les couloirs de l’école sans connaître mon nom, m’avait décrite comme la fille à l’accent.
À chacune de ces occasions, la gêne avait vite basculé lorsque j’avais fièrement annoncé être née à Bourg-en-Bresse, au pays des bouseux, prête à renommer l’ARN en Atlas des Gueux. À paysage ingrat peuple ingrat. Le dédain des vignobles calcaires sur les champs de maïs noyés de brume avait été transmis. Un peu revancharde, je m’achetais alors une belle paire de boucles d’oreilles en émaux bressans qui ne se portent plus depuis bien longtemps, à défaut de pouvoir acquérir un grand chapeau à cheminée. On dirait des petits gâteaux couverts de sucre et de fruits confits posés sur des plats d’or ajourés.
Cette histoire prit un tour nouveau lorsque mon père me précisa que le nom de « cavet » donné par les bressans aux viticulteurs du Revermont, région où nous avions tous deux grandi, était elle aussi un peu hautaine – bien qu’étant plus élevés en altitude, nous avions donc été encore plus pauvres.