ARN

Modernité

Licence IV

Quelques fois, je crois bien que les noms de bars ne veulent rien dire. Bien que ce ne soit pas aussi courant que chez les coiffeurs, on préfère désormais user de jeux de mots pour attirer le client, sauf qu’à mon sens il n’y en a pas forcément. En fait, je refuse que les parties séparées d’une formulation ne correspondent à rien. C’est un problème qui ne concerne que moi et me met dans un drôle d’état. Comprenant l’ensemble mais pas les parties, je me dis que la blague m’échappe ou que l’établissement est dans l’erreur.

Le nouveau signe de modernité (donc déjà dépassé) c’est d’abord l’apostrophe. Adieu l’Europe, adieu l’Univers, adieu le Moderne. Il faut que ça claque. Que ça sonne original, court et indépendant. Si possible avec un K. On veut créer son enseigne sans risquer d’être confondu avec un boulanger à l’autre bout du pays. Des Sports, Industrie, Marché, Mairie, Port, on passe à l’Eldorado, à l’Oasis, au Paradis, puis un peu plus tard au Point bar, au Code bar, au Gains’bar. Qu’est-ce que ça change, pour nous, d’aller désormais au Quai’son, au Bar’Ouf, au Renkard ? Le goût du gin est-il différent au comptoir du Rad’O ? Est-ce bien sexy de se donner rendez-vous au nouveau Loc’Ale ? Le Quai’Son a-t-il été ouvert par le fils de l’ancien proprio ? Le Kont’nr se trouve-t-il rue Nino Rota ? Et le Toqu’Art ? Aucune contradiction ?

Plus attirantes encore que les bars se revendiquant d’être des traquenards, certaines adresses n’avaient pas de nom. Connues seulement des habitués, elles étaient des pots de confiture sans étiquette. On avait l’envie un peu écoeurante d’y tremper le doigt, pour voir.

Longtemps, le bar-tabac de Saint Martin du Mont a été l’un des rares endroits du village où je n’avais jamais mis les pieds. On n’en connaissait pas les horaires et assez peu les clients, ils entraient et sortaient comme on le fait de son domicile, d’un geste routinier, parfois quelque peu accablé, la tête baisséesous une casquette à carreaux. D’ailleurs, la bâtisse n’avait rien d’un débit de boissons. Pas de vitrines et, il me semble, pas d’enseigne non plus. Une femme, la Joce, accueillait les gens au rez-de-chaussée de sa maison. Celle-ci se trouvant près de l’épicerie, entre l’église et l’école primaire, ma mère m’avait un jour demandé d’entrer y acheter un timbre fiscal à sa place, elle n’avait pas dû trouver d’endroit où se garer. À l’intérieur, à peine éclairé par une petite fenêtre donnant sur la rue, l’air était tellement chargé de fumée de clope que j’avais mis du temps à comprendre les contours et l’emplacement des choses, à dissocier les hommes des meubles auxquels ils étaient accoudés. Empressée, me dirigeant vers la patronne, j’avais sorti mon argent et acheté ce genre de timbre dont j’ignorais l’usage sans trop oser fouiller l’intimité du bar avec mes yeux d’enfant. Avant que quelqu’un ne puisse hypothétiquement m’interpeller par mon nom de famille, j’avais déguerpi.